LES PELURES CÉLESTES DU ROY EUGÈNE
par Léonard MARTIN |
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Le roi a deux corps dit-on, l’un terrestre et tangible, l’autre céleste et éternel. La particularité de la peinture est d’être du corps, pas seulement, si ce n’est pas du tout, une image. Même si l’imagerie contemporaine s’impose désormais comme un écran entre le monde et nous, il y a toujours la peinture celle qui nous touche et nous regarde. Et celle d’Eugène Leroy se présente à nos yeux aussi nu que le roi de la fable - un « saccus merdae » dirait l’écrivain Pierre Michon - c’est-à-dire sans fards, ni artifices, dans sa grandeur misérable. Invité par Le Fresnoy à exposer aux côtés des collections du MUba, je me suis souvenu d’une carte postale d’Eugène Leroy épluchant une pomme de terre et formant une délicate spirale de ses mains épaisses, ses belles mains de peintre. Peut-être l’ai-je inventé mais je crois l’avoir vu accrochée dans le garde-manger de l’amie qui m’a fait découvrir le peintre. Alors je pense aux crèches napolitaines, à la caverne, aux Nativités… mais aussi à la jument de la nuit. Il a bien fallu que les chevaux galopent pour faire avancer le cinéma, d’abord praxinoscope. Cette jument, c’est l’étymologie anglaise de « nightmare », celle des rêves cauchemardesques des origines : la caverne. Est-ce que ce sont ses mains qui me font sentir cette pomme - cette paume - de terre comme un dénudage ? Dans un geste banal, rien de comparable avec le soi-disant mystère à dévoiler (Picasso et Clouzot), Leroy épluche et la peinture se charge. Tout semble se boucher et pourtant… et pourtant elle tourne ! Ça tourne. Comme au cinéma. Au centre de l’exposition, le MUba m’a proposé de redonner vie à une sculpture mécanique (aujourd’hui détruite puis reconstruite grâce au Musée). |
Cette sculpture avait été conçue pour l’abbaye de Fontevraud où elle prenait place en contrechamp des quatre gisants Plantagenêt. Elle s’appelait à l’époque « Le Roi nu ». Si j’avais su… Quand Mélanie Lerat, directrice du MUba, et Pascale Pronnier, commissaire d’exposition au Fresnoy, m’ont proposé de réaliser une nouvelle version de cette sculpture, nous nous sommes questionnés sur le titre à lui donner. Inutile de chercher plus loin : « Leroy nu ». Toujours plus nu. Sur un gibet, une roue tourne où quatre figures sont suspendues. Bien sûr c’est la bonne ou la mauvaise fortune de qui se couronne d’une vie d’atelier et tente sa chance dans cette aventure solitaire et audacieuse qu’est l’art. Les rois aussi, surtout les rois, vont en Enfer. Mais peu importe la biographie, seule reste l’œuvre. Leroy est mort, vive Leroy ! Un film de toutes prises de vue Allongé dans l’atelier, je rêve de lui, à ces corps qui tournent, je me fais mon cinéma. Et la spirale de la pomme de terre devient une pellicule de cinéma. Je me projette. Pourquoi ses aquarelles m’ont toujours fait penser à des pelures tombées du ciel, à une odeur de sous-bois, d’humus ? Y a-t-il un corps là-dessous ? C’est peut-être comme ça qu’il a fait son nid, sa « crèche », dans l’atelier surnommé « Le Pigeonnier » à cause des fientes de peinture qui jonchaient le sol. Saccus merdae. Saloperie de peinture. Puis j’ai retrouvé la crèche. C’était le titre d’une photo de Marina Bourdoncle : quelques figurines réunies dans un contre-jour hétéroclite, des fétiches africains, un ange baroque, des animaux, le tout formant une arche échappée de je ne sais quel déluge. Ce n’était que ça « le côté crèche » ? Un clair-obscur, un cinéma muet, une camera oscura en somme - celle des peintres comme Poussin qui perçait une boîte où ils disposaient des figurines en cire.
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Et leurs jambes se mélangent à celles des hommes, et ils deviennent centaures. La peinture boite là où le cinéma galope. La Bataille de San Romano est une œ uvre peinte vers 1438 sur trois panneaux de bois aujourd'hui dispers é s dans trois mus é es europ é ens. Jamais encore Londres, Paris et Florence ne se sont entendus pour r é unir les trois é pisodes de la guerre entre les Siennois et les Florentins. Pourtant, bien avant le CinemaScope et le Technicolor, la peinture d'histoire avait invent é le grand spectacle en format allong é . Celui « pour les serpents et les enterrements » disait Fritz Lang à Godard dans Le M é pris. Peut- ê tre est-ce tout cela le cin é ma ? L'enterrement de la peinture ; une pellicule qui se d é roule ; une spirale de pomme de terre ; une histoire qui ondule comme un serpent, comme une frise au fronton d'un temple, l à -haut o ù les chevaux galopent... Alors, Leroy boite comme Chaplin. Il bégaie comme Uccello. Les figures sont maintes fois reprises comme les photogrammes d’un film qui se tourne. Arrête-toi là ! Pas plus loin. Il poursuit. « Un film de toutes prises de vue », « une totalité sensible inoubliable », dit-il. C’est à la fois le soldat étendu au premier plan dans un célèbre raccourci ; le même soldat qui courrait encore dans les collines à l’arrière ; une lance qui s’abat en chronophotographie ; un lapin ; des jambes épileptiques tour-à-tour jaunes, vertes, rouges ; un cheval bleu. L’image clignote en noir et blanc au rythme du damier du mazzocchio. Cette coiffe florentine a hanté les rêves de perspective de Paolo Uccello. Elle entoure les têtes de ces personnages comme des anneaux de Saturne : objet géométrique, objet mélancolique. Mon rêve, pas celui de Paul, a été de réunir ces trois moments, ces trois images-clés comme on dit dans le jargon du cinéma d’animation. Oui, il y a bien le fameux « moment décisif » du photographe de guerre mais je voulais le don d’ubiquité, faire cohabiter tous les points de vue. Trois cavaliers à la carcasse vide, trois chevaliers inexistants, partent chacun d’un point différent et cheminent jusqu’à leur rencontre, le point de convergence où l’espace d’un instant l’image se fige, le tableau apparaît |
Oui, parfois la nuit vient à manquer. Les objets au sol de l'atelier sont disposés comme à marée basse. Ce sont des restes d'œuvres : des lances rouges, une bouée de sauvetage, une main, des pinceaux. Mais peut- être vaudrait-il mieux tout oublier, désapprendre, et dessiner. C'est-à-dire ne pas savoir dessiner, ne pas savoir faire, comme Leroy : faire d'un geste une pure perte, dévier sans cesse, s'immerger. En somme, devenir personne, irreconnaissable, crever l'œil du Cyclope . |
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Eugène Leroy par lui-même |
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Eugène Leroy. Carnaval huile sur toile, 1969, 100 x 81 cm Collection privée |
[...] C'est que, depuis l'âge de quinze ans, je n'avais cessé de dessiner, c'est la peinture qui m'a fait aimer la vie, Rembrandt le premier, et qu'il y avait des gens ouverts et généreux : mais à peine guéri, ce fut, comme entré en matière, les Beaux-Arts. Bref, très bref passage, mais avec des médailles mais aussi des tics qui me hérissaient. Etait-ce un travers congénital, même avec des succès, les rejetant maladivement, il me fallait toujours détruire et rejeter. Quand nous nous sommes mariés, ma femme et moi, ce fut d'abord loin de tous et de tout ; et faire de la peinture, c'était des enfants et leur pain quotidien « tenir le pas gagné » ; je suis rendu au sol, paysan ? disais-je après Rimbaud. Mais bientôt la besogne, le refuge fut l'enseignement ; il dura 25 ans ; du français et du latin en seconde longtemps. Mais le vrai travail c'est à la maison qu'il commençait : là, je ahanais, je butais, je pétrissais, cherchant le charnu, le vivant à droite, à gauche ; petit à petit, la maison se remplissait de toiles pas encore très lourdes, déjà grasses. Pourtant, c'est en classe que je poursuivais ma rêverie avec mes élèves et mes auteurs, même si je leur imposais le cadre d'une leçon, la recherche de l'évidence. Que ne m'ont-ils appris : La Fontaine et Virgile, Molière, Rabelais le bien-aimé, et Montaigne par qui j'ai su que ma peinture c'était comme son livre, que c'est elle qui me faisait, m'identifiant insensiblement à son miroir. in "Adieu" dans Une saison en enfer, 1873-1875 |
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